Les métiers de la cuisine sont aujourd’hui extrêmement valorisés mais qu’en est-il des métiers de la salle, du service ? Pour apprécier le moment, il est essentiel de se sentir bien dans un lieu. Accueillir, surpasser les attentes, éveiller les sens, c’est le rôle de Denis Courtiade, maître d’hôtel et directeur du restaurant gastronomique Plaza Athénée. Après 30 ans de collaboration avec Alain Ducasse dont 22 ans dans le célèbre palace parisien, c’est aux côtés du chef Jean Imbert que l’histoire se poursuit.
1 – Quel est votre parcours ?
Je suis issu d’une famille de restaurateurs parisiens. J’ai donc baigné dans cet univers dès mon plus jeune âge. Avec mon frère nous n’avions pas le choix, il fallait donner un coup de main en cuisine et en salle. Cette contrainte a écoeuré mon frère. À l’inverse, j’ai développé une sensibilité pour la pâtisserie. Quand j’ai voulu entrer à l’Auberge des Templiers, il n’y avait pas de place en pâtisserie. Souhaitant être indépendant, j’ai accepté de travailler en salle. J’ai appris beaucoup de choses en peu de temps. Bien des années plus tard, en 1991, mon directeur m’a inscrit à un concours national que j’ai eu le privilège de gagner en battant le candidat du Louis XV. C’est ainsi que j’ai été repéré par Alain Ducasse. Le début de 30 ans de collaboration qui m’ont fait grandir, un peu dans l’adversité.
« Alain Ducasse m’a fait grandir, un peu dans l’adversité. »
2 – Quel est votre métier ? Quelles sont les tâches que vous effectuez au quotidien ?
Je suis maître d’hôtel et directeur de restaurant. Je ne fais pas de distinction entre les deux. Ma fonction consiste à préparer l’arrivée du client, essayer de savoir pourquoi il vient à notre rencontre et s’il est déjà venu. Puis il y a ce que l’on appelle l’effet de seuil c’est-à-dire l’accueillir physiquement et l’accompagner à la table adéquate. Après il y a le pacte commercial, autrement dit la prise de commande. J’essaye de bien comprendre les attentes du client et ce qu’il souhaite dépenser. Puis vient le moment de délivrer les attentes et de les dépasser. Il faut faire preuve de générosité et s’assurer de la satisfaction du client. Pour finir, je le raccompagne et garde un lien sincère avec lui. Mon souhait est de le faire revenir à un moment donné pour continuer l’histoire.
3 – Qu’est-ce qui vous anime dans les métiers de l’accueil et du service ?
Je pense que l’on fait ce métier pour deux raisons : notre amour de la gastronomie et notre volonté de faire plaisir aux gens. La personne de service est là pour éveiller les sens. La manière dont je vais poser l’assiette sur table va impacter l’expérience client. Si je ne la pose pas avec empathie et un geste délicat, la dégustation sera tirée vers le bas.
Notre métier est parfois ingrat, car un très bon service est un service sans intrusion, qui ne se ressent pas. Nous devons nous adapter à chaque client pour lui faire vivre la meilleure expérience possible. Chaque client est unique.
4 – Quelle est la différence entre les termes service et servitude ?
La manière de se considérer soi-même. Est-ce que je me considère comme un serveur ou comme un serviteur ? Je n’ai personnellement pas de problème avec le mot « serveur » parce que je trouve qu’il y a de la noblesse à être au service de quelqu’un. Par contre, si je pars du principe que je suis un serviteur et que ça me tire vers le bas, j’offre une fragilité.
Quand un client me siffle, il n’appelle pas Denis Courtiade mais la personne de service que je représente. Il faut arriver à dissocier les deux et ne pas prendre les choses personnellement. La personne qui fait ça est mal éduquée. Il y a des techniques pour rétablir le dialogue avec ces gens-là, l’humour est d’ailleurs un bon outil.
5 – Qu’est-ce qu’un bon serveur ?
Le métier de serveur est principalement technique et physique. Un bon serveur aura quelque chose en plus : une sensibilité, une humanité, une bonhommie, une envie de recevoir le client comme un hôte afin qu’il se sente chez lui. En entrant dans un restaurant, on remarque tout de suite un serveur habité par son métier.
6 – Comment atteindre l’excellence dans votre métier ?
On acquiert de la compétence et on atteint l’excellence par la répétition. Dans Est Magazine le journaliste Pascal Baudoin écrivait «Denis Courtiade est le porte-parole de la cuisine d’Alain Ducasse au Plaza Athénée. Il y ajoute son grain de sel : de l’humour et la décontraction apparente de ceux que la technique ne préoccupe plus, tant ils la maîtrisent. »
La répétition permet de maîtriser la technique. Quand un découpage est parfaitement exécuté, il y a des heures d’entraînement derrière. Le corps maîtrise la posture et la chorégraphie.
7 – Comment managez-vous ?
Avec pédagogie, comme j’ai appris avec Alain Francoz, mon maître d’apprentissage et le directeur de l’Auberge des Templiers. Je m’intéresse à la singularité et travaille sur les qualités de chaque individu. Quand je n’ai plus rien à leur apporter, nous envisageons une promotion dans un autre établissement. Les plus qualifiés peuvent ainsi continuer à grandir et nos collaborateurs évoluer en interne ce qui est motivant. Je suis tolérant. Néanmoins, je ne laisse rien passer devant le client. Il faut que mes collaborateurs soient irréprochables dans l’exercice de leurs fonctions.
« L’enchantement du client passe avant tout par l’enchantement du collaborateur. »
8 – Un management bienveillant est-il possible dans un établissement qui demande autant d’exigence ?
Plus c’est exigeant, plus il faut être bienveillant et indulgent. Des réunions d’équipe négatives avant le service démotivent tout le monde. Il ne faut pas oublier que l’enchantement du client passe avant tout par l’enchantement du collaborateur.
9 – En matière de rayonnement et de prestige, que représente pour vous le Plaza Athénée ?
En l’an 2000, Jean-François Piège m’a dit en parlant du Plaza Athénée : « Nous allons dans le plus beau palace de Paris ». Je comprends aujourd’hui pourquoi. Situé dans le « triangle d’or », le Plaza Athénée a une identité forte de part son histoire, son architecture et sa couleur rouge. En outre, nous avons fait beaucoup de choses en 22 ans grâce notamment à Jean-François Piège, Christophe Moret, Christophe Saintagne, Romain Meder, Alain Ducasse et maintenant Jean Imbert. Le palace a retrouvé son rang. Nous sommes dans le trio gagnant avec le Bristol, et parfois un peu derrière le George V qui est une véritable machine de guerre.
Je suis fier d’avoir contribué au succès de cet établissement qui a vu grandir beaucoup de jeunes chefs et directeurs de restaurants. Des talents qui sont au quotidien à mes côtés comme Anna Crupano et Mégane Pantanella ou bien au Meurice avec Olivier Bikao, au Louis XV avec Claire Sonnet ou encore chez Stéphanie Le Quellec avec Joseph Desserprix. Dans notre profession, je trouve important d’associer son nom à un lieu. J’aimerais que le mien reste humblement associé au Plaza Athénée.
10 – La tradition des découpes en salle se perd. La perpétuez-vous ?
Travailler dans un palace accentue notre rôle d’ambassadeur des arts de vivre, du service à la française. Nous faisons également la promotion de l’artisanat et des artisans.
Concernant les découpes en salle, nous avons la chance d’avoir des moyens humains et financiers qui nous permettent de faire ce travail de mise en scène à la table du client. Pour autant qu’on sache le faire.
Quand j’ai commencé à travailler, les maîtres d’hôtel faisaient toutes les préparations en salle. Ma génération a été davantage au service de la cuisine. Toutes les assiettes partaient de la cuisine pratiquement finies. Quelques années après, on s’est aperçu qu’il y avait une perte des savoirs. Le métier était devenu moins séduisant donc moins attractif.
Avec Alain Ducasse, nous avons toujours fini l’assiette en salle. Jean Imbert a voulu remettre en lumière le service à la française. Nous proposons en ce moment une poularde à l’étouffée truffe blanche. Quand on arrive en salle, on retire la volaille de son coffrage fermé par des cordons de pâte qui rappellent la pâte à sel alsacienne. Sous les yeux du client, on découpe la volaille, lève les filets, enlève la peau, dépose sur assiette, nappe d’une sauce Albuféra puis on râpe de la truffe blanche. Il y un effet « Whaou ». En outre, cela permet de personnaliser chaque assiette.
11 – Comment la clientèle a-t-elle vécu le passage d’une cuisine saine avec « naturalité » d’Alain Ducasse à la cuisine de patrimoine plus riche de Jean Imbert ?
De 2014 à 2020, Alain Ducasse a proposé une cuisine avant-gardiste avec « naturalité ». Une partition 3 étoiles Michelin autour du poisson, des légumes et des céréales. Les mets étaient moins sucrées, moins salées, moins gras et le menu sans viande.
Aujourd’hui, Jean Imbert propose tout l’inverse. Il a remis au goût du jour des recettes de la tradition française. On revient à l’époque versaillaise avec des crèmes Chantilly, des sabayons, des vol-au-vent, des pithiviers, etc.
Paradoxalement, les clients qui appréciaient se sentir léger après un menu « naturalité » sont heureux de retrouver des assiettes gourmandes.
« Pour atteindre les 3 étoiles, il faut aller chercher une singularité, une aspérité qui emmène le plat plus loin. »
12 – Vous participez à l’élaboration de la carte. Peut-on dire que vous êtes un trait d’union entre les cuisines et le client ?
Il est essentiel que la cuisine fasse goûter les plats au maître d’hôtel et à son équipe avant de les mettre sur la carte. Comme je le dis souvent, « Chef, je suis ton premier et ton meilleur client». En outre, il faut qu’il explique la philosophie de son plat, comment on doit le servir, s’il y a des recommandations particulières.
Pour atteindre les 3 étoiles, il faut aller chercher une singularité, une aspérité, un élément qui emmène le plat 5 à 10% plus loin que prévu initialement. Il faut également que l’on reconnaisse la signature du chef. Je me rappelle d’un dessert qu’avait fait Jessica Préalpato autour du physalis, du kaki et du cynorhodon (églantier). Ce dessert autour de fruits peu connus m’a emmené très haut. Entre harmonie, surprise et émotion.
En goûtant les plats, le maître d’hôtel aura plus de facilité à transmettre une émotion à la table quand il prendra la commande. Sinon il devra se contenter de réciter les mots du chef, ce qui manque de sens.
13 – La passation entre les chefs Alain Ducasse et Jean Imbert a-t-elle impacté votre organisation en salle ?
Nous avons eu beaucoup de ruptures au Plaza Athénée avec Alain Ducasse : Jean-François Piège remplacé par Christophe Moret puis Christophe Saintagne et enfin Romain Meder. Chaque changement casse la routine et oblige l’équipe à se remettre en question, à mettre en place de nouveaux outils et de nouveaux procédés.
Même si on s’en plaint parfois, la routine apporte de la sérénité à tout le monde. Nous sommes en train de reconstruire une routine avec la cuisine de Jean Imbert, avec les saisons qui passent, avec une nouvelle équipe et une clientèle que l’on est en train de créer.
« Les attentes sont grandes et immédiates quand on porte l’étiquette palace 3 étoiles Michelin avec un un ticket moyen à 400€ le couvert. »
14 – En tant que chef d’orchestre en salle, comment avez-vous vécu le départ d’Alain Ducasse ?
Les premiers mois ont été complexes. Il a fallu comprendre qui était Jean Imbert et comment il fonctionnait. Il a également fallu reconstruire une brigade de 20 personnes décimée par le changement et le covid. Ce n’est pas évident quand vous ne connaissez pas encore le niveau de résistance et les talents de vos collaborateurs. D’autant plus qu’en face, les attentes sont grandes et immédiates quand on porte l’étiquette palace 3 étoiles Michelin avec un ticket moyen à 400€ le couvert. Il a fallu quelques mois pour que nous jouions en harmonie. Aujourd’hui, je peux dire que chacun est à sa place et que l’on prend tous beaucoup de plaisir.
15 – Les métiers de la cuisine sont extrêmement valorisés aujourd’hui. Pourquoi pas ceux de la salle et du service ?
Les hommes de salle n’ont pas vu l’opportunité d’aller à l’extérieur pour promouvoir leur profession. Ils sont restés dans leur restaurant, auprès de leurs clients. La cuisine, la pâtisserie, la sommellerie ont su profiter des émissions de télé et/ou des réseaux sociaux pour faire leur promotion.
16 – Concernant la nécessité de valoriser les métiers de la salle, Alain Ducasse vous a un jour demandé ce que vous faisiez à titre individuel pour votre métier.
En effet. Suite à la désaffection des jeunes pour les métiers de la salle, je peinais à recruter. Je l’ai donc alarmé sur la situation. C’est une phrase dure mais c’est le style Ducasse qui oblige à réfléchir, à vous surpasser, et à trouver des leviers. Depuis ce jour j’ai d’ailleurs mené de nombreuses actions. Cette phrase a eu un effet déclencheur.
Les émissions de cuisine comme Top Chef donnent un rayonnement immédiat à de nombreux jeunes mais je ne pense pas que ce soit le chemin que nous devons suivre, au risque d’être caricaturés. Il faut montrer la noblesse de notre métier via des documentaires. Nous allons également à la rencontre du public au Sirha, au Salon de l’Étudiant, à EquipHotel, etc.
17 – Comment voyez-vous l’avenir de votre métier ?
De manière très positive. Nous faisons un très beau métier qui voyage dans le monde entier. Qui plus est, c’est un ascenseur social fantastique. On peut réussir une belle carrière et gagner sa vie avec ou sans diplôme. Pour finir, nous avons la chance d’avoir de très belles écoles hôtelières en France.
18 – Votre livre « L’hospitalité et le Mentorat » vient de sortir aux éditions BPI. Un livre autant à destination des parents que des apprenants ?
Depuis longtemps, on invite les jeunes qui n’ont pas de talent pour un cursus scolaire à prendre le chemin des métiers manuels. Grâce aux médias, on considère ces métiers avec plus de noblesse qu’avant mais il y a encore un peu de travail à faire. Il faut revaloriser le travail de la main, du geste, le fait de travailler en corporation, l’entraide, le mentorat. On a besoin de guides, comme le sont Michel Guérard et Pierre Gagnaire en cuisine ou Philippe Faure-Brac et Antoine Pétrus dans le monde du vin.
Ce livre dit aux parents : « Laissez partir vos enfants. Ils vont être dans l’action, dans l’interaction avec des clients. Ils pourront voyager, apprendre à parler une langue étrangère, faire du ski à Méribel ou se baigner à Saint-Tropez le temps d’une saison. S’ils le souhaitent et qu’ils s’en donnent les moyens, ils pourront travailler dans des établissements prestigieux et atteindre l’excellence. Et surtout, ils auront toujours du travail ».
19 – Vous travaillez depuis l’âge de 14 ans. Avez-vous besoin d’être dans l’action ?
Je pense que ne pas agir c’est stagner, et que stagner c’est régresser. Chaque jour où je vais en entreprise, je me dois de monter une marche de plus. Je parle à mon destin en faisant ça. Si j’attends que quelque chose se passe, il ne se passera rien. Agir, entreprendre, aller de l’avant.
20 – Quel est votre leitmotiv dans la vie et/ou une citation qui vous inspire?
« Le meilleur reste à venir/avenir. »
« Un bon exemple est un exemple à suivre. »
« Je ne sers ni à droite ni a gauche, mais seulement et uniquement du bon côté. » Cette phrase met à plat tout ce que l’on a appris en école hôtelière. Elle invite à agir de façon spontanée en s’adaptant à l’attitude du client. On pose l’assiette du côté où l’on peut pour ne pas gêner.
« C’est quand le client est parti que tout commence. » Maintenir la relation client avec sincérité en dehors de l’enceinte du restaurant.
21 – Quels sont vos projets pour demain et/ou le rêve que vous souhaiteriez réaliser ?
Je m’imagine à un âge certains sur une plage de la croisette à Cannes, confortablement installé sur une chaise longue, en train de feuilleter des magazines professionnels sur l’hôtellerie. J’aurai le plaisir de tomber sur l’interview d’un ou d’une jeune passé(e) dans mon équipe, qui aurait du succès en France ou à l’étranger et qui dirait « j’ai rencontré Denis Courtiade à un moment donné de ma carrière, il a su m’inspirer. »
Plaza Athénée
25, avenue Montaigne
75008 Paris
Tél : 01 53 67 66 65
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Photos : Instagram Denis Courtiade & Plaza Athénée