“J’étais au milieu de la forêt, il y avait deux chemins devant moi, j’ai pris celui qui était le moins emprunté, et là, ma vie a commencé.” Voilà une citation de Robert Frost qui représente bien la trajectoire du chef Jérémy Galvan. Hypersensible et visionnaire, le chef récompensé d’une étoile au Guide Michelin a souvent été confronté à l’incompréhension de ses pairs jusqu’à proposer au sein de son restaurant éponyme une expérience sensorielle unique nommée « Lâcher-prise ». Un menu composé de 22 créations où tous les sens sont en éveil. Influencé par le monde du spectacle, Jérémy Galvan souhaite amener ses convives dans une bulle hors du temps et raviver des émotions fortes inhérentes au monde de l’enfance.
1- Quel est votre parcours ?
Je viens d’une famille pied-noir espagnole et l’autre paysanne-maraîchère dans l’Ain. Deux cultures qui ne se sont jamais vraiment comprises mais qui avaient en commun le plaisir de la table et l’art de recevoir. Je me souviens notamment des grandes tablées du dimanche. J’ai été bercé par ces moments de partage. Mais attention, dans ces deux familles le garçon n’avait rien à faire en cuisine. C’était une tâche réservée aux femmes.
Mes parents ont divorcé quand j’avais 10 ans, à la suite de quoi nous avons déménagé en Isère. C’était une période compliquée pour ma mère et je me suis retrouvé livré à moi-même, à en devenir violent. Exclu de tous les collèges de la région, j’ai intégré la maison familiale du Château de Chapeau Cornu au sein de laquelle j’ai découvert un enseignement bienveillant où l’on jugeait les actes et non la personne. J’ai appris entre ces murs le respect de l’autre, le vivre ensemble et l’empathie.
2- Vers un CAP Cuisine ?
En 4ème et 3ème techno, nous devions faire à l’époque un stage d’une semaine tous les mois. Grâce à ça, j’ai découvert plein de métiers dont la mécanique qui me plaisait bien. Un jour un copain m’a dit qu’il partait faire un CAP Cuisine, je me suis dit pourquoi pas. Les 6 premiers mois ont été très douloureux. Ma mère et mon beau-père m’ont encouragé à persévérer puis j’ai eu un déclic. Je n’ai plus vu le côté négatif du métier : la rigueur, l’intensité, les horaires, le côté militaire, etc. Une bascule s’est faite quand j’ai compris que l’on pouvait donner du plaisir aux gens.
En 2000, j’ai intégré le Léon de Lyon à l’époque 2*Michelin. J’ai continué par la suite aux côtés de Christian Lherm à l’Arc-en-Ciel, Philippe Chavent à la Tour Rose, Alain Alexanian à l’Alexandrin puis je suis parti à Québec travailler dans le restaurant Saint-Amour. De retour en France j’ai été sous-chef de Joseph Viola chez Daniel et Denise de 2007 à 2010. J’ai ensuite repris le poste de chef du restaurant qui s’appelait Happy Friends Family. Établissement que j’ai racheté en 2011 pour mon plus grand bonheur. Ça me brûlait depuis mes 16 ans de m’installer à mon compte !
« Galvan, tu nous fais chier avec tes questions farfelues. »
3- Vous aviez le sentiment de ne pas rentrer dans les cases ?
Dans toutes les maisons où je suis passé, j’ai toujours été un bon ouvrier qui exécutait ce qu’on lui demandait mais je n’excellais pas dans ma partie. Je remettais toujours en question ce que mon chef disait, j’essayais d’expérimenter d’autres méthodes par moi-même. J’ai perdu énormément de temps comme ça. C’était dur à cette époque-là, je me sentais mauvais. On me disait « Galvan tu nous fais chier avec tes questions farfelues ». Les premiers chefs avec qui j’ai travaillé n’auraient d’ailleurs pas parié un copeck sur moi. Le jour où j’ai sorti ce que j’avais intériorisé pendant des années, ils ont été surpris par ma capacité à aller où je voulais aller. Il y a quelque chose dans le ressenti qui est inexplicable chez moi.
4- Est-ce que d’après vous la sensibilité est une force ?
Oui ! Et l’hypersensibilité une superbe force qui nous fait toucher du doigt des choses merveilleuses. Toutefois, on est meurtri tout le temps, ce n’est pas facile tous les jours. Mais je ne vais pas me plaindre, quand on fait un métier comme le mien on arrive à s’exprimer.
« Il m’a fallu du temps pour accepter d’être libre et de pouvoir déplaire. »
5- Une soif de liberté ?
Le cheminement a commencé en 2003 en rencontrant ma femme Nadia. Grâce à elle et à travers son métier de comédienne, j’ai découvert un monde animé par la liberté d’entreprendre, de se tromper, d’aller au fond de ses pensées. J’ai trouvé ça génial ! Néanmoins, il m’a fallu du temps pour accepter d’être libre et de pouvoir déplaire. Je me suis remis en question, interrogé sur les raisons pour lesquelles je faisais ce métier.
Il a également fallu que je me détache du regard des autres chefs, des guides, que mon seul baromètre soit mes clients et que j’assume mon parti pris en l’occurrence une expérience unique à 125€ avec 22 créations. Je rêve depuis le début de créer une expérience qui se rapproche du spectacle, comme une bulle hors du temps.
6- Une expérience au service de l’émotion ?
J’ai choisi de ne pas présenter les plats avant que les clients ne les mangent afin d’enlever les repères qui pourraient court-circuiter cette découverte en pleine conscience inhérente à l’enfance. Comme une pierre que l’on soulève et sous laquelle jaillissent plein de fourmis. Je souhaite ramener les gens à la beauté pure de l’émerveillement de l’enfant.
7- Une expérience sensorielle ?
Chez nous, tous les sens sont mis en éveil. Dans toutes les maisons que j’ai faites, tout tournait autour du goût, de l’assaisonnement et des cuissons. C’est le minimum du contrat. Je voulais aller au-delà pour susciter des émotions fortes.
Le théâtre, l’opéra et la danse contemporaine m’ont permis de ressentir des émotions que je n’avais jamais ressenties avant. À mes yeux, c’est précieux et j’essaye de déclencher ce sentiment à travers l’expérience que nous proposons au restaurant.
« Mon envie : nourrir autant l’homme que l’âme. »
8- Comment vous a influencé Pierre Gagnaire ?
Je me suis pris la plus grosse claque de ma vie dans un restaurant étoilé le jour où j’ai mangé chez Pierre Gagnaire. On sent la lumière dans sa cuisine. Il se passe quelque chose de fort, de magnifique en bouche qui vient nous envelopper comme un gros câlin. Un halo d’amour m’a accompagné pendant une semaine. Cette expérience m’a conforté dans mon envie de nourrir autant l’homme que l’âme. C’est beau de pouvoir aller aussi loin dans l’émotion à travers notre métier.
9- Pouvez-vous citer quelques plats qui représentent votre identité ?
La séquence autour du sapin et du foie gras du Domaine de Limagne. Je coupe le foie gras en gros cubes que je congèle puis je les fais dorer sur chaque face. Je les laisse encore décongeler 2h et je finis la cuisson avant d’envoyer. Cette technique permet d’obtenir une croûte croustillante et un cœur moelleux. En ce moment, je les sers avec un jus réduit, un coulis de sapin, une opaline au sapin, du kiwi et des échalotes crues en saladine et quelques herbes sauvages. C’est un plat au parfum résineux que j’aime beaucoup. Il emmène vraiment les gens en forêt.
Globalement j’aime travailler le foie gras et les poissons d’eau douce. Il n’y a pas de plat signature à la carte, les créations sont en mouvement en permanence.
10- Comment créez-vous ces associations ?
C’est compliqué à expliquer, j’ai comme une bibliothèque de saveurs dans la tête. Je travaille beaucoup les amers, les acides et les sucres et je m’inspire souvent de l’environnement dans lequel le produit gravite. J’ai beaucoup de fulgurances, tant et si bien qu’il est parfois compliqué de tenir un service. Plus je suis au bord du précipice plus je suis créatif, je ne me mets donc pas de limites. Tout en gardant à l’esprit que mon client n’est pas mon cobaye. Il faut que ça marche en bouche et qu’il y ait du sens.
11- Votre femme vous a-t-elle aidé dans l’élaboration/ l’aboutissement du projet ?
Nadia a construit avec moi ce cocon bienveillant et j’ai toujours eu beaucoup de liberté dans la mise en place du projet. Il faut dire que j’avais quelque chose de très personnel à sortir. Elle était à mes côtés pour goûter les plats. Ses retours ont été très constructifs pour moi. C’est en partie grâce à elle que j’ai réussi à repousser mes limites jusqu’à décrocher une étoile au Guide Michelin.
12- Le confinement, un temps long qui a permis l’introspection nécessaire pour développer le projet ?
Le premier confinement a été marqué par la peur de perdre ce qu’on avait construit en 10 ans mais nous avons utilisé le temps du second pour effectuer des changements et expérimenter des choses. 30% de notre vaisselle en prototype ainsi que des visuels de plats sont nés d’un atelier autour de l’argile.
En parallèle, notre céramiste Eve a fait un travail remarquable avec pour seule consigne que chaque objet incarne la beauté de l’imperfection de la nature. Nous avons également questionné le restaurant, revu les codes, cherché du sens. Nous proposons notamment un arbre à couverts pour que chaque client soit libre de manger avec ce qu’il veut, même avec les doigts.
13- L’amplitude horaire a été revue à la baisse ?
J’ai en effet réorganisé le rythme du restaurant pour pouvoir passer plus de temps avec mes enfants. Dans ce milieu, c’est assez exceptionnel de ne pas être ouvert le midi et d’avoir ses week-ends. Ce sont des choix. Est-ce que je veux remplir un compte en banque et passer à côté de moments qui ne reviendront jamais ? Mon but n’est pas de m’user à la tâche ou d’user mes équipes. Je veux que tout le monde soit mobilisé à 200% pour l’expérience client et pour ça il faut du repos. Nous sommes la preuve que c’est une organisation possible. Toutefois, il faut veiller à ce que le taux de remplissage soit constant.
14- Une décoration qui fait écho à l’environnement ?
Avec notre designeuse Maud, nous avons construit deux salles : une dans les tons de rouge symbolisant la terre et le feu, l’autre dans les tons de bleu rappelant l’air et l’eau. Étant proche de la nature, je voulais conscientiser ces éléments sans lesquels nous ne pourrions pas vivre. À l’entrée nous avons fait un sas dans l’esprit d’une grotte sur lequel sont disposés des papillons, comme un passage du monde réel à un monde féérique.
15- Quel est votre leitmotiv dans la vie et/ ou une citation qui vous inspire ?
Je trouve que cette citation de Charles Darwin résonne avec la période de confinement que nous avons traversée : « Ce ne sont pas les plus forts qui survivent ni les plus intelligents mais ceux qui sont le plus rapide à s’adapter au changement ». J’ai trouvé très intéressant pendant cette période de voir la manière dont on pouvait se réinventer et changer ses habitudes. Certains ont été complètement paralysés pendant que d’autres se sont adaptés et ont pu progresser en mettant ce temps à profit.
Un leitmotiv : « Sois libre, heureux et sincère avec toi ». C’est ce que je dis à mes enfants, si vous êtes libres, vous serez heureux et nourris de l’intérieur.
Il y a également une phrase de Paul Bocuse que je répète à mon fils Côme: « Faire bien ou mal ça ne prend pas plus de temps alors autant faire bien tout de suite ». Venant d’une famille où la rigueur n’était pas un point fort, en faire l’apprentissage a nécessité un gros travail de ma part. J’ai envie de partager cette culture de l’effort avec la jeunesse. La réussite ne se fait pas du jour au lendemain, il faut beaucoup d’engagement. Malheureusement, avec l’émergence des réseaux sociaux et la réussite fulgurante de certains influenceurs, on a tendance à être déconnecté de la réalité.
16- Quel est votre projet pour demain et/ou le rêve que vous souhaiteriez réaliser ?
Côté pro, de pouvoir concevoir une expérience encore plus poussée et d’y amener encore plus de féérie.
Côté perso, avoir des enfants heureux, libres, bien dans leurs baskets et bienveillants.
Jérémy Galvan
29, rue Du Boeuf
69005 Lyon
Tél : 04 72 40 91 47
Web : jeremygalvanrestaurant.com
Crédit Photos :
Avec le chef : Virginie Bouvard / @cloporte75
Les plats : Laurent Dupont
Le décor : Cloé Rieb