Voilà maintenant 13 années que je parcoure chaque semaine les étals des marchés. Un rendez-vous hebdomadaire que je ne manquerais pour rien au monde ! Mon plaisir et mon émerveillement devant la beauté brute des produits que je ramène dans mon panier ne faiblissent pas au fil du temps. Outre la beauté, il y a le goût, la typicité, la diversité des variétés. À l’heure où la question de l’essentiel se pose, il me tenait à coeur de mettre en avant le maraîchage et les producteurs qui m’ont permis de découvrir la saisonnalité et la richesse aromatique du végétal. Merci à Gérard Essayan des Jardins de Vartan d’avoir répondu avec générosité à mes (nombreuses) questions. Focus sur le circuit court, les variétés atypiques, les variétés disparues, les semences, les pesticides, le réchauffement climatique, le bio, la permaculture, etc.
1-Comment sont nés les Jardins de Vartan?
En 2009, je travaillais dans le développement durable. Un jour, un copain chirurgien est revenu d’un congrès aux États-Unis complètement excité. Il m’explique qu’il a mangé une cuisine saine avec un service minimaliste pour seulement 5 dollars Entrée-Plat-Dessert dans un concept de slow food américain, et qu’il veut développer ça en France. On monte un business plan, on réfléchit.
Mon oncle faisait du maraîchage, j’avais un bout de terrain avec des serres et notamment des salades que l’on pouvait servir directement dans notre concept. Pour mille et une raisons le projet ne s’est pas concrétisé, sauf que je me suis retrouvé avec les salades sur les bras.
Je suis allé voir Michaël qui avait le restaurant 109 à l’époque et Maria qui tient Le Grand Large à Décines en leur disant que s’ils voulaient des salades, j’en avais des pleins champs. Ça a commencé comme ça. Un restaurant, puis deux et aujourd’hui une trentaine.
2- Comment sélectionnes-tu les restaurateurs avec lesquels tu travailles ? Ont-ils un engagement particulier dans leur cuisine ?
Tous les restaurateurs avec lesquels je collabore sont venus sur l’exploitation voir comment je travaillais et qui j’étais. Je n’ai prospecté personne. Ce sont de belles rencontres avec des chefs qui ont la sensibilité de sourcer leurs produits et qui ont compris ma démarche.
« La Table de Vartan est un concept de restauration « de la terre à l’assiette. »
3- La Table de Vartan est un restaurant au circuit ultra court ?
Nous nous sommes associés avec Jean-Pierre Martinak sur un concept de restauration « de la terre à l’assiette ». Nous avons inauguré la Table de Vartan au Café des Halles de Décines le 19 novembre 2019. Les assiettes sont créatives, colorées et pleines de fraîcheur. Le circuit est ultra court : Jean-Pierre passe au jardin le matin, il regarde ce que la nature met à sa disposition et compose le menu du jour en fonction, avec la faculté de transformer un produit brut avec créativité. Je me souviens d’une tarte fine à la tomate avec des abricots et du romarin sur un fond moutardé qu’il avait fait un jour en entrée. En général je ne suis pas un grand fan du sucré-salé mais à chaque fois il me bluffe.
4- Vartan, un nom en hommage à tes grands-parents ?
À mon grand-père, à sa terre et à son métier. Dans les années 30, ils se sont installés en France pour fuir les massacres (diaspora arménienne). Mon père est né ici en 1937. J’ai grandi avec mes grands- parents. Tout petit j’accompagnais mon grand-père au jardin. Il est venu avec ce qu’il savait faire : il était jardinier.
Je me souviens qu’il me racontait aller en carriole à cheval au marché Place Guichard, marché qu’il a fait pendant plus de 40 ans. Son surnom : Cheval Vartan. Quand mon oncle Roger est venu l’épauler, ils se sont modernisés en achetant une camionnette. Enfant je les accompagnais pour me faire quelques sous. Quand ils ont arrêté, les clients pleuraient.
« Vartan, un nom en hommage à mon grand-père, à sa terre et à son métier. »
5- Quels sont les fruits et les légumes que vous cultivez ?
Le terrain fait environ 10 hectares, la moitié est cultivée pendant que l’autre est au repos pour faire une rotation. Aujourd’hui nous ne produisons que des légumes de saison, et toutes les variétés connues du marché classique : racines, légumes fruits (tomates, aubergines, courgettes, pommes de terre), plantes à fleur, aromatiques.
6- Proposez-vous des légumes atypiques ?
Nous faisons de la patate douce et du chou kalé. Deux produits assez répandus aujourd’hui mais en 2014 j’ai été le premier maraîcher bio à proposer du kalé. C’est une vieille variété qu’on avait en Europe, qui a été oubliée et qu’on a fait revenir des États-Unis. C’est un aliment très bon pour la santé qui a la particularité d’avoir une teneur en protéines très importante. À quantité égale, il y en a autant que dans la viande, c’est dire ! Il fait partie de ce qu’on appelle les « super » fruits et légumes.
7- Faites-vous des tomates ?
Comme tous les maraîchers je m’intéresse beaucoup à la tomate. C’est technique et après la pomme de terre c’est le produit où il existe le plus de variétés au monde. On en dénombre environ 630. J’ai commencé par des classiques puis je me suis intéressé à des variétés plus originales mais néanmoins intéressantes gustativement.
Nous proposons notamment de la tomate noire et de la Bosque Blue obtenue par des croisements de variétés anciennes qu’on ne trouve pas toujours au catalogue des semences officielles. J’ai par ailleurs trouvé ces dernières chez des semenciers un peu hors circuit.
Idem pour les aubergines. Nous faisons la classique violette mais nous avons également de la ronde de Florence et de la thaï « Mazu Purple ». Nous proposons également une courgette blanche d’Arménie qui nous appartient et qui provient d’une semence que mon grand-père a ramenée d’Arménie. On suit la même graine depuis 80 ans.
8- Comment fait-on pour perpétuer ses propres semences ?
On laisse les fruits aller au bout de leur maturité. Il faut savoir que les courgettes que l’on achète au marché sont coupées toutes bébé. En les laissant grandir jusqu’à maturité, elles deviennent énormes et des graines poussent à l’intérieur si tant est qu’elles aient été fécondées et pollennisées par les insectes.
Il faut que la nature ait fait son travail, c’est-à-dire qu’il y ait eu une fleur que les abeilles et les bourdons soient venus butiner. À ce moment-là, on récupère les graines que l’on fait sécher. Puis on les met dans une boîte jusqu’à la saison prochaine.
« Le lobby des semenciers est au moins aussi puissant que celui de la pharmacie. »
9- Pourquoi ne pas autoriser l’utilisation de toutes les semences pour bénéficier d’un maximum de diversité ?
Le lobby des semenciers est au moins aussi puissant que celui de la pharmacie. Ils écrivent un catalogue auquel les paysans doivent se conformer. Ce catalogue ne contient que des semences travaillées, formatées, hybridées, y compris les bio. En faisant ça, c’est un peu comme si on voulait faire des races parfaites, au détriment d’autres que l’on fait disparaître.
À force de trop sélectionner on a perdu des variétés, notamment régionales (ex : le poireau de Solaize) qui étaient totalement endémiques et qui ont aujourd’hui quasiment disparues à cause de ce système. Heureusement il y a quelques rebelles qui proposent des semences paysannes tels que Kokopelli ou Semailles en Belgique. Ces derniers proposent des variétés anciennes non répertoriées dans ce fameux catalogue, ce qui était totalement hors la loi jusqu’à il y a peu.
Aujourd’hui ils ont relâché un peu la bribe pour les semences destinées aux particuliers. Pour les professionnels ça reste encore un peu compliqué. Ce qui reste strictement interdit c’est de produire sa propre graine et de la commercialiser, voire même de l’utiliser. Donc en théorie, la courgette blanche d’Arménie ne devrait pas être dans mes plantations.
10- Comment retrouver des variétés disparues ?
Des rebelles ont fait le tour des particuliers et des paysans pour voir s’ils voulaient bien leur céder quelques graines. Ils ont ainsi créé des circuits parallèles, des bourses d’échange de graines. À Lyon, le CRBA (Centre de Ressources de Botanique Appliqué) est spécialiste là-dedans. Ils cherchent les semences authentiques de la région comme le poireau de Solaize par exemple.
11- Où se trouve le plus gros conservatoire de semences du monde ?
La Réserve mondiale de semences est située dans une chambre forte à 120 mètres de profondeur sous la glace en Norvège (Spitzberg), non loin du Pôle Nord. On y conserve toutes les semences les plus précieuses du monde afin de préserver la diversité génétique.
« Le réchauffement climatique ?
À ce train-là on va bientôt pouvoir faire des fruits exotiques. »
12- Le réchauffement climatique a-t-il un impact sur ta production ?
Oui, depuis 3 ou 4 ans. À ce train-là on va bientôt pouvoir faire des fruits exotiques. C’est une boutade mais c’est à demi faux. On a des températures extrêmes qui redescendent peu la nuit. Les plantes s’épuisent. D’ailleurs, on confond souvent réchauffement climatique et sécheresse. Ce n’est pas parce que je vais avoir suffisamment d’eau pour nourrir mes plantes pendant une période chaude que ça va régler le problème.
13- Aurons-nous bientôt des tomates en hiver ?
Aujourd’hui nous pouvons démarrer les cultures de tomates 15 jours avant les dates habituelles. Pour autant ce n’est pas parce que je vais avoir 30 degrés jusqu’à mi-décembre que je vais faire des tomates jusqu’à la fin de l’année. Botaniquement ce n’est pas possible. Techniquement oui, si les 3 facteurs suivants sont respectés : température, hydrométrie, lumière.
Beaucoup pensent que le goût des produits vient de la terre, mais pour une plante c’est la lumière. On peut nuancer avec la viticulture où le terroir a son importance. Mais pour le basilic par exemple, peu importe qu’il soit dans de la terre argileuse ou calcaire, la lumière intervient majoritairement dans la notion de goût.
14- Le circuit court est-il un gage de goût ?
Le circuit court permet de se rapprocher de la saveur originelle du produit. Une tomate mangée sur pied n’aura pas le même goût dans deux jours. C’est un phénomène naturel. Quel que soit le végétal, à partir du moment où il est cueilli, le temps de l’emmener à la cuisine il aura perdu 20% de sa valeur gustative en chemin. Après trois semaines dans le frigo, n’en parlons pas !
« L’agriculture bio c’est de l’observation. »
15- Le label bio interdit-il l’usage de pesticides ?
Il faut nuancer le propos. Quand on dit « bio c’est sans traitements », non ce n’est pas de la magie. Je n’emploie pas le mot pesticide qui signifie «qui tue les insectes».
Certains parlent de produit phytosanitaire, étymologiquement «qui soigne les plantes». S’il soigne les plantes, c’est qu’il ne doit pas être mauvais. Sauf qu’il faut distinguer les produits phytosanitaires de synthèse (issus de l’industrie chimique) et les produits phytosanitaires agréés pour l’agriculture biologique. Au même titre que les viticulteurs, on va utiliser de la bouillie bordelaise pour lutter contre une maladie fongique.
Concernant la lutte contre les ravageurs, elle peut se faire de deux façons : la lutte intégrée (ex : intégrer des coccinelles pour se débarrasser des pucerons) et l’insecticide qui va tuer en masse une invasion de ravageurs.
Toutefois, j’ai compris que l’agriculture bio ce n’est pas seulement suivre un mode d’emploi et un cahier des charges, c’est de l’observation. Si j’ai 2 doryphores sur un plan de pommes de terre, je sais que j’en aurai 10 000 dans 3 semaines. Mais pour l’instant je ne vais pas agir, je vais observer et voir comment se comporte la nature. Si je vois que ça se développe, j’interviens. Le traitement ne doit pas être systématique.
16- Peut-on parler de permaculture ?
Pour moi la permaculture ça veut tout et rien dire. On sait depuis la nuit des temps qu’il y a des associations de plantes qui fonctionnent très bien. Pour autant ça ne s’appelait pas de la permaculture, ça s’appelait de l’agriculture.
Prenons l’exemple du maïs. Aujourd’hui les céréaliers en sèment à tour de bras et consomment des millions de litres d’eau (il faut 1000 litres d’eau pour faire 1kg de maïs). Il y a 5000 ans, les Incas faisaient pousser des variétés anciennes de maïs dans le désert d’Atakama où il n’y a pas une goutte d’eau. Le maïs originel n’a pas besoin d’eau, il se contente de ce qu’il a. Quand les Incas semaient un pied de maïs, ils semaient à côté un pied de haricot vert. Le maïs monte, il fait une tige et en poussant le haricot vert s’enroule autour de lui et lui apporte des nutriments. Les Incas n’avaient pas besoin de livres sur la permaculture ni d’internet. Ils avaient le sens de l’observation.
« Un métier comme le nôtre, si on n’est pas passionné, on ne peut pas le faire. »
17- Quel est ton leitmotiv dans la vie et/ou une citation qui t’inspire ?
Je n’aime pas les phrases toutes faites. Un métier comme le nôtre si on n’est pas passionné, on ne peut pas le faire. Il faut se lever tôt, se coucher tard pour gagner assez peu d’argent au final.
18- Quels sont tes projets pour demain et/ou le rêve que tu souhaiterais réaliser ?
L’année dernière j’ai accompagné Alain Alexanian en Arménie pour donner un cours de botanique dans une école de cuisine professionnelle. J’ai su en arrivant que je devais faire quelque chose là-bas, et transmettre à ces jeunes désireux d’apprendre ma passion et mes connaissances pour qu’ils deviennent indépendants et autonomes.
C’est la même histoire qu’il y a 8 ans quand j’ai commencé les jardins. Partir d’une page blanche et faire en sorte qu’un jour cette page soit remplie de belles choses. C’est ça qui me motive aujourd’hui. Et qui sait, peut-être finir mes jours dans ce pays qui n’a pas grand-chose mais dont on ne peut que tomber amoureux.
Les Jardins de Vartan
45 route de Vaulx
69150 Décines
Tél : 06 73 73 41 85